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Les racines du ciel de Romain Gary : les éléphants de Morel

Les racines du ciel Romain Gary couverture livre folio Roger Viollet

Couverture de l’édition folio (Photo : © Roger Viollet)

Voici assurément un des plus beaux passages de la littérature du XXème siècle ! Les racines du ciel fut considéré après sa sortie comme l’un des premiers romans écologistes. À juste titre. Mais ce qu’il y a de formidable dans ce roman, c’est que l’idéalisme de Romain Gary donne également aux éléphants une dimension métaphysique : ici, les bons pachydermes massacrés par dizaines de milliers ne sont pas seulement le symbole d’une nature méprisée et dévastée par la modernité, ils deviennent sous la plume de l’auteur une allégorie terrestre des droits de l’homme. Et, miracle poétique, l’idée et l’animal ne font bientôt plus qu’un : « Les éléphants de mon roman, écrit Gary, ne sont donc nullement allégoriques : il sont de chair et de sang, comme les droits de l’homme justement… » 

Dans cet extrait (que vous pouvez facilement transformer en monologue), Morel explique à Minna pourquoi il a choisi de vivre parmi les éléphants, et de consacrer sa vie à leur protection.  

« Je dois vous dire aussi que j’ai contracté, en captivité, une dette envers les éléphants, dont j’essaye seulement de m’acquitter. C’est un camarade qui avait eu cette idée, après quelques jours de cachot — un mètre dix sur un mètre cinquante — alors qu’il sentait que les murs allaient l’étouffer, il s’était mis à penser aux troupeaux d’éléphants en liberté — et, chaque matin, les Allemands le trouvaient en pleine forme, en train de rigoler : il était devenu increvable. Quand il est sorti de cellule, il nous a passé le filon, et chaque fois qu’on n’en pouvait plus, dans notre cage, on se mettait à penser à ces géants fonçant irrésistiblement à travers les grands espaces ouverts de l’Afrique. Cela demandait un formidable effort d’imagination, mais c’était un effort qui nous maintenait vivants. Laissés seuls, à moitié crevés, on serrait les dents, on souriait et, les yeux fermés, on continuait à regarder nos éléphants qui balayaient tout sur leur passage, que rien ne pouvait retenir ou arrêter ; on entendait presque la terre qui tremblait sous les pas de cette liberté prodigieuse et le vent du large venait emplir nos poumons. Naturellement, les autorités du camp avaient fini par s’inquiéter, le moral de notre block était particulièrement élevé, et on mourait moins. Ils nous ont serré la vis. Je me souviens d’un copain, un nommé Fluche, un Parisien, qui était mon voisin de lit. Le soir, je le voyais, incapable de bouger — son pouls était tombé à trente-cinq — mais de temps en temps nos regards se rencontraient : j’apercevais au fond de ses yeux une lueur de gaieté à peine perceptible et je savais que les éléphants étaient encore là, qu’il les voyait à l’horizon… les gardes se demandaient quel démon nous habitait. Et puis, il y a eu parmi nous un mouchard qui leur a vendu la mèche. Vous pouvez vous imaginer ce que ça a donné. L’idée qu’il y avait encore en nous quelque chose qu’ils ne pouvaient pas atteindre, une fiction, un mythe qu’ils ne pouvaient pas nous enlever et qui nous aidait à tenir, les mettait hors d’eux. Et ils se sont mis à fignoler leurs égards ! Un soir, Fluche s’est traîné jusqu’au block et j’ai dû l’aider à atteindre son coin. Il est resté là un moment, allongé, les yeux grands ouverts, comme s’il cherchait à voir quelque chose et puis il m’a dit que c’était fini, qu’il ne les voyait plus, qu’il ne croyait même plus que ça existait. On a fait tout ce qu’on a pu pour l’aider à tenir. Il fallait voir la bande de squelettes que nous étions l’entourant avec frénésie, brandissant le doigt vers un horizon imaginaire, lui décrivant ces géants qu’aucune oppression, aucune idéologie ne pouvaient chasser de la terre. Mais le gars Fluche n’arrivait plus à croire aux splendeurs de la nature. Il n’arrivait plus à imaginer qu’une telle liberté existait encore dans le monde — que les hommes, fût-ce en Afrique, étaient encore capables de traiter la nature avec respect. Pourtant il a fait un effort. Il a tourné vers moi sa sale gueule et il m’a cligné de l’oeil. « Il m’en reste encore un, murmura-t-il. Je l’ai bien planqué, bien au fond, mais j’ pourrai plus m’en occuper… J’ai plus c’ qu’il faut… Prends-le avec les tiens. » Il faisait un effort terrible pour parler, le gars Fluche, mais la petite lueur dans les yeux y était encore. « Prends-le avec les tiens… Il s’appelle Rodolphe. — C’est un nom à la con, que je lui dis. J’en veux pas… Occupe-t’en toi-même. » Mais il m’a regardé d’une façon… « Allez zou, lui dis-je, je te le prends, ton Rodolphe, quand t’iras mieux, je te le rendrai. » Mais je tenais sa main dans la mienne et j’ai tout de suite su que Rodolphe il était avec moi pour toujours. Depuis, je le trimbale partout avec moi. Et, voilà, mademoiselle, pourquoi je suis venu en Afrique, voilà ce que je défends. Et quand il y a quelque part un salaud de chasseur qui tue un éléphant, j’ai une telle envie de lui loger une balle là où il aime bien ça, que je n’en dors pas la nuit. Et voilà aussi pourquoi j’essaye d’obtenir des autorités une mesure bien modeste…
Il ouvrit sa serviette, prit une feuille de papier et la déplia soigneusement sur le comptoir.
— J’ai là une pétition qui demande l’abolition de la chasse à l’éléphant sous toutes ses formes, à commencer par la plus ignoble, la chasse pour le trophée — pour le plaisir comme on dit. C’est le premier pas, et ce n’est pas grand-chose. Ce n’est vraiment pas trop demander. Je serais heureux si vous pouviez signer là… »

Monologue pour homme extrait du roman Les racines du ciel de Romain Gary, folio, p. 54-56. N’oubliez pas qu’il est impossible de travailler une scène sans connaître l’oeuvre intégrale. Vous pouvez commander le livre chez votre libraire le plus proche via le site Place des Libraires : Les racines du ciel – Romain Gary

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Cette entrée a été publiée le 27 février 2019 par dans Cours de théâtre, Littérature, Monologue, Théâtre, et est taguée , , , , , , , , .