Textes & Scènes de Théâtre / Dialogues de Cinéma / Séries / Littérature / Philo / Poésie…
Les deux frères de PNL sont-ils littéralement au sommet ? Ou est-ce une figure de style ?
On parle beaucoup de « figures de style » dans le rap, mais l’expression est souvent lâchée comme une évidence, sans aucune explication. Alors, essayons de préciser les choses, de manière BASIQUE, SIMPLE…
Une figure de style est un procédé linguistique, agissant sur le sens et/ou sur les sonorités des mots, ou encore sur la construction grammaticale d’une phrase, et qui produit un certain écart avec l’expression la plus plate qui soit. Bon, comme cette première phrase est imbitable, prenons tout de suite un exemple…
Proposition 1 : « J’ai habité dans une cité, et j’ai beaucoup d’amis qui sont allés en prison. »
Ici, le style est informatif et plus neutre qu’un Suisse : Sujet – verbe – complément, terminé, bonsoir !
Proposition 2 : « C’est dans le béton qu’on pousse / C’est à Fleury qu’on fane. » (1)
Dans cette seconde proposition, on remarque un travail sur la forme : Booba compare implicitement les habitants des cités à des fleurs (métaphore), et cette métaphore est reprise par un jeu de mot avec la prison de Fleury-Mérogis (calembour). Le « béton » devient un symbole de la vie en cité (métonymie), tout comme la maison d’arrêt de « Fleury » représente plus généralement l’incarcération (synecdoque). Enfin, ces deux vers construits de la même manière (parallélisme de construction) et l’absence de liens logiques (asyndète) donnent une impression de fatalité. Tout ça pour vous montrer qu’on peut dire une même chose avec plus ou moins de style, plus ou moins d’originalité, plus ou moins de poésie… Ces deux phrase-là ne produisent pas le(s) même(s) effets sur le lecteur ou l’auditeur.
La « punchline » n’est pas un procédé stylistique (même si le mot « punchline » crée en soi une métaphore, en comparant implicitement les paroles des rappeurs à des coups de poing). C’est une formule « frappante » qui recourt à une ou plusieurs figures de style pour créer son petit effet « coup de poing ». D’où la chanson d’Ärsenik « Boxe avec les mots »…
J’ai repéré plus d’une soixantaine de procédés stylistiques utilisés dans les textes de rap francophone (voir Figures de style : de La Fontaine à Booba) ! Les rappeurs puisent dans la boîte à outils tout autant que les auteurs qui les ont précédés. Évidemment, comme le rap est un genre poétique, certains procédés, comme la métaphore ou les figures de sonorité, y sont plus fréquentes que d’autres. Et à ce titre, Julien Barret (1) considère la paronomase, qui assemble des mots aux sonorités similaires, comme « la figure du rap par excellence ». Exemple récent signé PNL : « J’remplace centimes par sentiments » (voir ma vidéo réalisée pour Le Huff Post ci-dessous).
D’ailleurs, la paronomase est une forme de rime, mais c’est aussi une forme de jeu de mots. Et on peut dire que certains rappeurs ont remis le calembour à la mode : sans remonter jusqu’à MC Solaar, on trouve de belles perles chez Davodka, Kacem Wapalek, Hippocampe Fou, Dooz Kawa, Swift Guad, Seth Gueko…etc. Il n’y a qu’à voir les noms des albums (ex : Je vous salis ma rue de Kacem Wapalek, qui est une contrepèterie) et les titres des chansons (ex : « Pubis Ennemi » d’Hippo, qui est un détournement) !
« Au bout d’une arme, y’a aucun bail honnête » (Davodka)
La plupart des figures de style existent depuis un bon bout de temps. Néanmoins, le rap a fait évoluer certains procédés vers plus de liberté, surtout dans le champ poétique :
– Les rappeurs ne s’embarrassent pas des anciens modèles de versification, comme l’alexandrin. Le plus souvent, il pratique le « vers libre » (déjà utilisé par La Fontaine, et d’autres avant lui), c’est-à-dire que le nombre de syllabes varie en toute liberté d’un vers à l’autre. S’ajoutent à cela l’élision, la diérèse, la synérèse, l’enjambement, le rejet et le contre-rejet, et d’autres libertés métriques empruntées aux registres de la chanson. (Ps : l’autotune n’est pas une figure de style.)
– À la rime riche, les rappeurs préfèrent souvent la « demi-rime » créée par paronomase (voir ci-dessus). Et certains raffolent de la rime multi-syllabique, qui crée des échos sonores ou rythmiques entre les vers.
– Le verlan permet de créer des nouveaux mots, et par conséquent, de multiplier le nombre de rimes possibles. Exemple : « quatre-vingt-douze » n’a pas beaucoup de rimes en français, mais quand on le transforme en « neuf-zedou » (forme étrange sur le plan mathématique, je l’avoue…), on peut le coller à « z’yeux doux ».
« Seul le crime paie dans les villes du neuf ze-dou
Face à face, que des regards froids y’a pas d’z’yeux doux » (3)
Le verlan est une forme d’argot qui modifie les mots via ce qu’on appelle des métaplasmes. La principale modification que l’on a en tête est l’inversion de syllabes. Exemple : « cité » devient « téci ». Mais très souvent l’inversion se combine avec d’autres métaplasmes, comme l’apocope, qui se débarrasse des sons finaux. Exemple : « cité » donne aussi « tess’ » en verlan. C’est là qu’est l’apport principal du rap : dans la réinvention du lexique. Entre le verlan, les expressions locales (qui peuvent être propres à un quartier), les emprunts aux dialectes étrangers, et même les hashtags, la langue française reste vivace et souple.
Je ne sais pas si on fait bien de « compter » les figures de style. Selon moi, la qualité d’un procédé tient surtout dans l’adéquation entre la forme et le fond, et la force de ce qui est exprimé. C’est particulièrement vrai pour la comparaison ou la métaphore. Si l’image n’est pas personnelle, originale, saisissante, alors le procédé n’ajoute pas grand-chose, selon moi.
Punchline de Lucio Bukowski illustrée par l’artiste RODES
C’est un mot-valise créé par Thomas Ravier (4), pour décrire les images frappantes que Booba parvient à créer (c’est vrai qu’il a parfois des fulgurances, style : « Né dans une cible, on a coupé mon cordon avec une scie »). Cela dit, métagore est juste un jeu de mots. Il s’agit ni plus ni moins d’une métaphore, qui est sûrement la figure de style la plus ancienne de l’humanité… Comme toujours, « rien ne se crée, tout se transforme ». Même la battle est une discipline antique : les soldats romains organisaient des joutes verbales dans lesquels ils envoyaient des vers paillards à la tronche de leur adversaire (voir cet article). Puis, au XVIIème siècle, on s’affrontait dans un jeu d’éloquence semi-improvisé appelé « bouts rimés » (voir le film Ridicule de Patrice Leconte). L’ego trip aussi existe depuis longtemps : comme le dit Bettina Ghio (5), il n’y a qu’à voir « la tirade des nez » de Cyrano ! Quant à la street cred’, sachez que fin XIXème, le poète populaire Jehan-Rictus clamait déjà haut et fort : « J’ suis l’Empereur du Pavé, / L’ princ’ du Bitum’, l’ duc du Ribouis » (ça rappelle quelqu’un, non… ?) ; et c’est d’ailleurs pour ça que le rappeur Vîrus a signé une belle reprise des Soliloques du Pauvre…
À vrai dire, le rap est un art performatif, entre parole et chant, dans lequel le texte, l’instrumentale, la voix et le phrasé sont indissociables. Le rappeur est toujours auteur-interprète, il (ou elle, bien sûr) n’est pas un écrivain. Ce qui rend difficiles l’analyse stylistique et la comparaison avec d’autres genres littéraires. Bien sûr, il y a des rappeurs qui écrivent de manière assez classique, comme Fayçal ou VII, par exemple, et l’on peut retrouver une musique sur le papier, comme c’est le cas pour la poésie écrite. Mais la grande majorité des textes de rap ne peuvent pas s’étudier isolément. Après tout, R.A.P veut dire rythm and poetry, et la manière dont le texte s’articule avec l’instru (le flow, grosso modo) en fait une discipline à part. Voilà pourquoi il faut aussi que « l’oeil écoute » (synesthésie) !
Si vous vous allez plus loin, vous trouverez tout un tas d’exemples de figures de style tirées du rap francophone dans mon livre Figures de style : de La Fontaine à Booba.
(1) Booba, «Soldats», 0.9, 2008.
(2) Julien Barret, Le Rap ou l’artisanat de la rime, Harmattan, 2008.
(3) Lunatic, « Le crime paie », 1996.
(4) Thomas Ravier, « Booba ou le démon des images », NRF, 2003.
(5) Bettina Ghio, Sans faute de frappe, Le mot et le reste, 2016.